Après quelques nuits d'insomnie – sleep is overrated, dis-je à mes étudiants, et un jour je serai dénoncée pour harcèlement au travail – j'ai surfé sur un trois mâts et poussé ce blog vers un nouveau continent. Aile ectre continue dans un format un peu plus moderne [ici].
Absolue ou pas
le samedi 29 juillet 2023 in écrire, vivre
J'imagine qu'il faudrait reprendre ce billet commencé avant la translation transatlantique.
Le nœud formidable dans lequel le passage à la quarantaine m'a plongée : convergences de rencontres, de projets, de géographies, et toutes en métamorphoses, posent finalement une seule question essentielle.
Celle de l'être.
D'essentielle à existentielle, il n'y a que quelques lettres à métamorphoser.
Bien avant de vouloir devenir astrophysicienne, je voulais devenir écrivain. Malgré tout, très tôt j'ai fait le choix de la science. L'écriture ? Trop périlleux et pas assez sérieux (parce que l'astrophysique, c'est sérieux – il y a de quoi rire). Mais la thématique est récurrente en ces pages. [Dès le début de ce blog], on s'interrogeait ; [à Chicago] aussi, etc. etc. Peut-être ai-je un peu plus d'éléments aujourd'hui. Et il me semble – peut-être à tort – que la question ne se pose pas exactement dans les mêmes termes.
Écrire ?
Toutes ces années je me suis définie comme l'astrophysicienne et la mère de famille. Toutes ces années je me suis targuée cependant d'être une chercheuse différente (car mauvaise physicienne ?). Et comme le disait le type à santiags l'autre jour en passant, nos collègues qui écrivent de la vulgarisation ne font plus de science, et j'acquiesce.
« Tu es absolue ou tu n'es pas, » m'écrivait joliment quelqu'un... Plus modestement, je ne peux me contenter d'être astrophysicienne sans faire de science, ni d'écrire de vulgaires livres scientifiques.
Je ne peux que continuer à mener GRAND, et pire, il faut maintenant que je mette les mains dans le cambouis des données, sinon je n'arriverai plus à me regarder en face. Je ne peux pas être une leadeuse planant à mille lieux de la réalité sale. Et nous ouvrirons notre nouvelle fenêtre sur l'Univers. Parce que soif d'absolu. Si j'écris, il faut écrire à une dimension autre que du plan-plan scientifique. J'ai des envies et des visions, que probablement je n'arriverai pas à mettre à exécution cette fois-ci, faute de temps, de talent. Mais... ? Et l'épouse, la mère dans tout cela ? Peut-on gratter des spectres fréquentiels, composer des chapitres, et en même temps chanter Summertime au moment du coucher et remplir le frigo ? Peut-on être disponible à tout ? Puis-je être disponible à tout et surtout à tous ? Disponible à moi-même ?
Qui suis-je et que serai-je lorsque j'aurai achevé cette métamorphose ?
Eluard, pour donner mots à toutes ces motions :
Et Notre Mouvement
Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d'air à midi la nuit le filtre et l'use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous
Mais cet écho qui roule tout le long du jour
Cet écho hors du temps d'angoisse ou de caresses
Cet enchaînement brut des mondes insipides
Et des mondes sensibles son soleil est double
Sommes-nous près ou loin de notre conscience
Où sont nos bornes nos racines notre but
Le long plaisir pourtant de nos métamorphoses
Squelettes s'animant dans les murs pourrissants
Les rendez-vous donnés aux formes insensées
À la chair ingénieuse aux aveugles voyants
Les rendez-vous donnés par la face au profil
Par la souffrance à la santé par la lumière
À la forêt par la montagne à la vallée
Par la mine à la fleur par la perle au soleil
Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre
Nous naissons de partout nous sommes sans limites
Paul Eluard, Le dur désir de durer, 1946.
Images : Paul Eluard, illustrations lithographie/stencil par Marc Chagall, Le dur désir de durer, Ed. Bordas, Paris, 1950.
Choses terre à terre
le vendredi 28 juillet 2023 in tartines et étalage
On se sent significativement mieux exister
avec un sèche-cheveux de compétition.
Choses incongrues et jolies 4
le vendredi 28 juillet 2023 in esquisses
La gracile jeune fille Amish
sourire espiègle, joues fraîches
coiffe immaculée
robe émeraude longue des siècles passés
qui nous sert du ice cream par plâtrées
blueberry cheesecake, chocolate peanut butter, mum's cake batter
pour $2.50
dans des pots gigantesques en polystyrène
I can't be satisfied of the colossal job of merely living
le vendredi 28 juillet 2023 in écrire, vivre
Crochet à la bibliothèque à laquelle j'inscris les enfants et moi-même, directement je vais au rayon « P », et la drôle de joie d'y trouver Sylvia Plath – bien que dans sa version abrégée/censurée par son mari Ted Hughes –, qui dès lors m'accompagne partout, dans la salle d'attente du DMV, à mes pieds dans le 4x4, au bord du lac à Bald Eagle, à mon chevet, dans ma cuisine. Les quelques pages dont je m'infuse au fil de la journée deviennent ligne de vie, ancre, motif or sur fond vert pastel, le réconfort de savoir que tout a déjà été vécu, pensé, souffert, écrit.
I want to write because I have the urge to excel in one medium of translation and expression of life. I can't be satisfied with the colossal job of merely living. Oh, no, I must order life in sonnets and sestinas and provide a verbal reflector for my 60-watt lighted head. Love is an illusion, but I would willingly fall for it if I could believe in it. Now everything seems either far and sad and cold, like a piece of shale at the bottom of a canyon - or warm and near and unthinking, like the pink dogwood. God, let me think clearly and brightly; let me live, love, and say it well in good sentences, let me someday see who I am and why I accept 4 years of food, shelter, and exams and papers without questioning more than I do. I am tired, banal, and now I am getting not only monosyllabic but also tautological. Tomorrow is another day toward death, (which can never happen to me because I am I which spells invulnerable). Over orange juice and coffee even the embryonic suicide brightens visibly.
Sylvia Plath, The Journals of Sylvia Plath, Ed. 1982.
College town
le mercredi 26 juillet 2023 in écrire, vivre
On aurait presqu'envie de redevenir Undergrad, d'errer dans les allées fleuries de ce campus en robe cintrée des fifties, un sac en bandoulière et des notes dedans, on aurait envie de passer ses journées à rire, causer, fumer sous les porches coloniaux de ces immenses maisons centenaires de bois et de briques. Les arbres ont le même âge, les coffeetrees, les érables rouges forment une canopée sur l'ensemble de la ville, dans une respiration verte, si verte. Étrange et délicieuse enclave savante au milieu des champs, pâturages, et collines boisées creusées d'eaux et de grottes. Il y a ici quelque chose d'aliénant et d'inspirant, d'apaisant dans le nourrissement.
Natsume Sôseki écrivait justement à l'époque où cette université commençait à fleurir :
Lorsque le mal de vivre s'accroît, l'envie vous prend de vous installer dans un endroit paisible. Dès que vous avez compris qu'il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture.
Natsume Sôseki, Oreiller d'herbes, 1906.
Anasphyxia
le mercredi 26 juillet 2023 in écrire, vivre
Je tente une asphyxie cérébrale, l'étouffement des mots et des sens par la logistique et les contingences terrestres. Pas de musique, pas de lecture, pas d'écriture. Uniquement l'achat de papier toilette, la recherche de soutien humain (nanny) et moteur (buick), le remplissage de numérologies et hiéroglyphes (DMV), l'hémorragie bancaire.
Mais on n'éteint pas ses narines, et la ville a cette odeur américaine de bois de construction humide et de grands feuillages qui portent leur ombre de l'autre côté de la route. On n'éteint pas ses oreilles, et les insectes pennsylvaniens savent perler leurs propres Nocturnes. Les glaces des crèmeries de l'université fondent et croustillent sur le palais.
Alors, lorsque la maison devient silencieuse, propre, les meubles chinés et à leur place, les lettres et les chiffres inscrits dans leur cases, il n'y a pas d'autre choix que de se poser devant une page blanche, dans sa cuisine américaine, et de vivre l'autre moitié : celle qui n'existe que parce qu'écrite.
Valise 8
le mercredi 19 juillet 2023 in tartines et étalage
Toujours mes journées qui en font dix
Le temps ? Toujours je suis capable d'en créer si cela m'importe
Je vais chercher mon DS-2019 à Passy au bureau Fulbright
Bergère ô tour Eiffel
Et quand A. aligne quelques accords de Melody Gardot
We got that sunny morning waiting on us now
Il faudrait toujours savoir s'arrêter et chanter
Entre deux valises
Et puis
Cette vie jamais subie
La confiance absolue en nos choix
et nos élans, le timing parfait de nos bifurcations
plus humblement : cette chance inouïe de la vie
et celle-ci, je la prends en cabine.
Valise 7
le mercredi 19 juillet 2023 in tartines et étalage
Les intelligences de ma soeur
Nos analyses interminables
des crises existentielles
des neuro-atypicités
des êtres d’ici et d’ailleurs
Résultant en
de singulières compréhensions
rassurantes car compartimentales
et malgré tout toujours cette question :
So what?
C’est ce que j’emporte avec moi.
Valise 6
le mercredi 19 juillet 2023 in tartines et étalage
Escargots, gelati, jazz, cocktail Piazzolla
Entre la Seine et les galeries d’art
Ma dernière soirée impromptue à Paris
Ne pouvait être qu’avec ma belle L.
La tristesse et les vibrations par lames
L’exploration réciproque de nos âmes
Le flot inépuisable de nos vies
C'est ce que j'emporte avec moi.
Valise 5
le mercredi 19 juillet 2023 in écrire, vivre
Mon éditeur
Quand il me recadre dans ma mégalomanie
Le rappel à l'effleurement
Le rappel à la mesure
Voix rassurante, amicale, professionnelle
Pour l'implacable leçon :
« Electre, je crois que le processus d'écriture est solitaire par essence. »
C'est ce que j'emporte avec moi.
Valise 4
le mercredi 19 juillet 2023 in chercheuse
Une bise à trois chercheurs
évidemment
ce sont ces trois-là
qui clôturent cet instant
C'est ce que j'emporte avec moi.
Valise 3
le mercredi 19 juillet 2023 in chercheuse
Une stagiaire russe
Une doctorante
Leurs mots
C'est ma prof d'anglais d'antan
qui m'écrivait en réponse à mes remerciements :
« It's this feeling that sometimes you got it right. »
Oui, ce sentiment.
C'est ce que j'emporte avec moi.
Valise 2
le mercredi 19 juillet 2023 in chercheuse
Mes garçons
Sucrés et tranquilles
écoutant une discussion sur les matrices de Fisher
sous une voûte de fond diffus cosmologique
et les fauteuils assortis
C'est ce que j'emporte avec moi.
Valise 1
le mercredi 19 juillet 2023 in tartines et étalage
Quarante-six kilos de vêtements d'enfants
Des cahiers à grands carreaux
De la ficelle de chanvre
Un exemplaire d'Electre
Une vingtaine de robes d'été – une par jour jusqu'en septembre
C'est ce que j'emporte avec moi.