Pourtant, vous savez...
Oui. Je sais, bien sûr. J'ai hérité de mon père ce que j'exècre le plus chez lui, à savoir les cris, la fureur, le fracas. Le viol n'est pas autre chose. Il suffit de voyager jusqu'aux limites extrêmes d'une rage qui se transforme peu à peu en plaisir physique, exaltant, époustouflant, nous coupant le souffle et nous faisant battre le coeur - oh oui daimôn, diaballein, c'est alors que vous nous "jetez à travers", alors que vous nous transportez ! Nous plongeant, oui, dans de véritables transports, dont on sait qu'ils feront des dégâts irréparables chez ceux qu'on aime...
(Heureusement que j'ai tué tous ces morpions. S'ils avaient vécu, ils se seraient retrouvés sur le divan à l'âge de trois ans.)
Per n'en revenait pas, de mes accès de rage. Il ne s'en remettait pas.
Je l'aimais. Mon Danois quotidien. Je n'aurais jamais cru que je puisse me réveiller un jour et ne pas savoir où se trouve cet homme, ce qu'il fait, ce qu'il mange, comment il est vêtu...
Le matin, revenant dans la chambre après la douche, je me couchais de tout mon long sur son dos, corps nu collé contre corps nu, je ressens encore la forme de ses fesses dans le creux de mon ventre, je lui faisais des baisers dans la nuque, des gouttes d'eau tombaient de mes cheveux et lui glissaient dans le cou mais il ne s'en plaignait jamais, il poussait au contraire de petits grognements de bonheur, il adorait que je m'allonge ainsi sur son dos, il m'aimait
... quelque chose comme ça.
Nada.
Nada l'espace blanc, l'être sans être, a fini par le pousser au désespoir. Cela se passait... je voudrais essayer de mettre ça en mots. Cela se passait comment ? Par exemple, cette soirée d'été à Copenhague. On avait des invités à la maison, les fenêtres grandes ouvertes, du bon jazz sur le pick-up, du vin blanc en quantité, et soudain, quelqu'un mentionna une critique qu'il avait lue d'un de mes romans, il se trouve qu'il s'agissait d'une critique abjecte, l'oeuvre d'une espèce de garce pudibonde, et Per lâcha, comme ça, entre deux gorgées de vin : "Eh bien, des articles négatifs valent mieux que pas d'article du tout, et du reste, l'hostilité de cette critique était à ce point extrême, sa hargne à ce point exagérée, que les gens devraient se précipiter sur le livre rien que pour voir ce qui a pu déclencher un tel déversement de bile, de sorte qu'en fin de compte, l'article pourrait devenir une forme perverse de publicité et influencer les ventes à la hausse." Je sentis un mauvais frisson me parcourir de haut en bas. Pour le moment, je me contentais de susurrer :"Per, la prochaine fois que tu es sur le point de dire une connerie, pourrais-tu me prévenir pour que je puisse aller me poudrer le nez ?" Per me regarda, blessé, et la conversation passa à autre chose. Pour lui, l'incident était clos. Pour moi, il ne faisait que s'ouvrir. Je savais que, d'ici le départ de nos amis, j'avais une bonne heure devant moi : une heure pendant laquelle j'allais pouvoir attiser les flammes glaciales, chercher les phrases - insultes, injures, insinuations horribles - qui piqueraient Per au vif, et, alors que je rédigeais ainsi mon discours, répétant à part moi, encore et encore, de plus en plus vite, tout en continuant à sourire et de boire et de bavarder avec nos amis, le vin blanc frais coulait dans mes veines et mon sang devenait de la glace en mouvement, une avalanche rugissante, la colère montait, montait, jsuqu'à ce que dans ma tête il n'y ait plus que tournoiement et fracas - oh ! si semblable à la lente montée du désir érotique ! oui, oui, continue, plus haut, plus haut, ne redescend surtout pas, l'explosion sera grandiose - et, dès que Per eut doucement refermé la porte derrière le dernier invité, je lui sautai dessus : une sorcière, une possédée, écumante et fébrile, roulant des yeux, maniant une langue cinglante, comment osait-il parler, que savait-il de la littérature, de ses sources et de ses raisons d'être, lui l'analphabète artistique qui habitait le monde desséché des chiffres et des équations, il n'avait aucune idée de ce que c'était que de tirer des choses de ses propres entrailles, des ténèbres fourmillantes de l'inconscient... Je ne sais plus ce que j'ai dit, des insanités, peu importe, j'étais toute livrée à la jouissance de lui faire mal, de le voir reculer et saigner, encore et encore... Je vis qu'il se demandait aussi, inquiet : Est-ce qu'elle est folle, Nada ? Que va-t-elle faire ensuite ? Ah ! les verres. Les verres à vin. Si délicats, exquis, leur fine forme florale, des verres soufflés au teint de cerise qu'on avait achetés ensemble à Murano pendant notre voyage de noces - oui, voilà la solution parfaite, et, tendant en avant mes doigts osseux de sorcière, je les ramassai et les jetai à terre, l'un après l'autre, lentement, voluptueusement, tous les six, comme l'orgasme multiple, alors que Per se tenait là, tétanisé, la main sur le front
... et il me pardonna. Il me pardonna, cette fois-là aussi.
Oh daimôn ! Est-ce le même qui me possède quand je fracasse des verres et quand j'écris des livres ?
Les deux m'amusent, en effet. Ne soyez pas naïve. Vous savez bien que vos livres détruisent aussi... des illusions par exemple ; et que vous accès de rage sont créateurs... de scènes, de phrases, de personnages nouveaux.
Vous êtes prête maintenant. Venez...
Nancy Huston, Instruments des ténèbres,
Actes Sud, 1996
miniature: Yves Klein, Anthropomorphie (détail)
(1961)